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Toujours le nord, entrevue avec Vicki Jarrett

Vicki Jarrett, romancière et nouvelliste, est devenue une voix incontournable de la littérature écossaise ; elle se distingue par son talent à mêler réalisme saisissant et une grande liberté d’imagination. Avec une plume audacieuse et engagée, elle transcende les genres pour livrer des histoires marquantes, où l’intime et les bouleversements globaux se rencontrent avec une intensité troublante.
Son dernier roman, Toujours le nord (Always North) s’affirme comme visionnaire, explorant la catastrophe climatique à venir sous un angle profondément original.

Vicki, pouvez-vous nous décrire la genèse de Toujours le nord ?

A vrai dire, c’est un ours polaire qui a inspiré ce livre ! Dans les années 2000, je travaillais pour une entreprise qui concevait des logiciels de navigation pour les explorations en pleine mer utilisant des méthodes sismiques, une sorte de sonar. J’étais rédactrice technique, j’écrivais les manuels et les systèmes d’aide en ligne. À un moment donné, j’ai dû rédiger un texte pour un logiciel destiné à être utilisé dans le cadre d’une exploration avec un brise-glace. L’un des gars à bord du navire a envoyé au bureau une vidéo d’une vingtaine de secondes : on y voyait un ours polaire marchant le long du navire, comme s’il le prenait en chasse. Cet ours avait une telle présence, une telle majesté, qu’il regardait directement vers la caméra. Je savais qu’il y avait là une bonne histoire à raconter. Je m’inspire de la vie de tous les jours et j’ai souvent utilisé des travaux antérieurs comme points de départ pour la fiction. Mais ce n’est jamais que le germe d’une idée, un simple début. Je n’écris pas d’autobiographies ni de mémoires. Dans le cas de Toujours le nord, j’ai beaucoup développé mon idée initiale.

Toujours le nord a d’abord pris la forme d’une nouvelle. C’était un texte étrange, impressionniste et un peu décousu. J’avais plusieurs fils conducteurs sur le temps, la mémoire, les liens entre les humains, les animaux et le paysage, qui semblaient reliés mais qui ne se rejoignaient pas dans ce que l’on pourrait appeler une narration linéaire traditionnelle. Cette nouvelle a été publiée dans le magazine littéraire Gutter, une référence en Ecosse, et j’en étais très fière. Je n’étais pas sûre qu’il prendrait un jour la forme d’un roman, mais l’idée initiale ne me lâchait pas. Pendant de longues périodes, j’ai complètement abandonné le récit, mais j’y suis revenue jusqu’à ce que j’obtienne quelque chose qui me semblait fonctionner. Pour être honnête, j’aurais probablement pu continuer à travailler dessus indéfiniment et le roman se serait transformé encore et encore, pour prendre des formes à chaque fois différentes.

Vous avez écrit des œuvres plus « réalistes » avec un roman (Nothing is Heavy) et un recueil de nouvelles (The Way out), qui ont aussi été très bien reçus par les critiques et le public. Y-a-t-il une différence d’approche dans votre processus d’écriture ?

Cela peut sembler un peu hypocrite, mais j’écris ce que je ressens le besoin d’écrire à un moment donné, sans me poser la question de savoir s’il s’agit d’un roman de littérature dite « blanche » ou d’un livre rattaché à un sous-genre en particulier. C’est aux lecteurs de décider, s’ils souhaitent entrer dans mon jeu littéraire ou pas. En tant que lectrice, j’aime les romans un peu rebelles, ceux qui ne suivent pas une trame définie, et cela se reflète probablement dans ma façon d’écrire. Bien que mon premier roman et mon recueil de nouvelles soient plus ancrés dans la réalité, ils ont en commun la façon dont ils mettent en évidence comment notre quotidien peut se trouver confronté à des événements bizarres ou inexplicables, des coïncidences si extrêmes qu’elles frôlent l’étrangeté. Confronter ce qui est connu et l’insolite est une bonne façon de tracer les limites entre ce que je crois savoir et ce que je ressens, pour tenter de comprendre comment toutes les parties de notre réalité s’imbriquent, comme dans un puzzle.

Selon vous, Toujours le nord est-il un simple roman post-apocalyptique ?

Les livres que j’aime sont généralement inclassables. Les romans de Kurt Vonnegut, Margaret Atwood et David Mitchell me viennent aussitôt à l’esprit, mais il y en a bien d’autres. Il y a peut-être de bonnes raisons de ranger Toujours le nord dans une bibliothèque avec d’autres romans « post-apocalyptiques« , mais j’aime à penser qu’il représente plus que cela. Mon roman s’inspire des codes du thriller, de l’anticipation, le tout avec une pointe d’humour noir. Les lecteurs l’ont qualifié de science-fiction psychologique, d’éco-horreur ou de fiction climatique. Un critique a même qualifié Toujours le nord de « petite bête étrange« , ce qui me convient très bien ! Personnellement, je ne me préoccupe pas trop de la façon dont les gens veulent le classer, tant qu’ils le lisent ! (Rires)

Isobel est une héroïne complexe, qui porte le roman du début à la fin. Quelles étaient vos intentions en créant ce personnage ?

Je souhaitais qu’Isobel soit profondément réelle, je ne voulais pas qu’elle soit spécialement une héroïne au sens classique du terme, vertueuse et exemplaire. Elle est donc imparfaite, abîmée par ses émotions et ses souvenirs, et aussi moralement compromise par la société impitoyable dans laquelle elle doit survivre. Elle peut se montrer cruelle, paresseuse, égoïste et imprudente, tout comme révéler des traits de caractère plus positifs. Elle n’est donc ni une héroïne ni une anti-héroïne, elle est coincée quelque part entre les deux, en conflit avec elle-même et avec le monde qui l’entoure. Je voulais qu’il soit impossible de la mettre dans une case ou de lui faire représenter un quelconque stéréotype, qu’il soit négatif ou positif. Je voulais qu’elle se débatte avec les conflits intérieurs auxquels nous sommes tous confrontés, entre ce que nous savons être juste et ce qui est réalisable en prenant en compte les contraintes de notre vie quotidienne.

Le prénom d’Isobel fait écho à la phrase introductive de Moby Dick d’Herman Melville: « Appelez-moi Ismaël« . Pour moi, c’est l’une des meilleures premières lignes de roman de tous les temps, et il y avait quelque chose dans la poursuite folle et vouée à l’échec de la grande baleine blanche de cette histoire qui résonnait avec l’ours polaire dans la mienne, un écho à peine perceptible, mais bel et bien présent.

Est-ce un roman qui nous alerte sur le changement climatique avec un angle original ?

Curieusement, je n’ai pas entrepris ce roman avec l’intention consciente d’écrire sur le changement climatique. Au départ, je m’intéressais surtout aux notions du temps et de la mémoire, ainsi qu’à la manière dont les humains sont reliés à la nature, aux paysages et aux animaux. Lorsque l’écriture a commencé à prendre forme, le changement climatique s’est imposé à moi, à cause de son actualité, il n’y a pas moyen d’y échapper. J’ai fait beaucoup de recherches sur la manière dont le monde sera affecté par l’élévation du niveau des mers, et cela m’a bien sûr émue. Il y a tant de choses que nous tenons pour acquises, nous sommes absolument dépendants de notre civilisation moderne, mais c’est une chose terriblement fragile, une simple illusion en fait, et qui pourrait s’effondrer à une vitesse alarmante. Ce processus ne fera que s’accélérer, car les gouvernements du monde entier continuent d’investir dans les combustibles fossiles et de promouvoir des niveaux de consommation toujours plus élevés et insoutenables. Il est difficile de ne pas désespérer, mais l’un des leviers qu’il nous reste est de maintenir ces questions en tête de l’agenda mondial, et la fiction littéraire a son propre rôle – certes limité – à jouer pour atteindre ce but.

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