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La force tranquille – Portrait de Jean-Marc Ligny

La force tranquille
Portrait de Jean-Marc Ligny

réalisé par Davy Athuil

Quand la vidéo se lance sur l’écran, c’est un large sourire, presque enfantin, qui nous accueille. Son « salut » aussi pétillant et vivifiant que son regard vous met immédiatement en confiance pour entamer cet entretien avec l’un des plus célèbres écrivains de science-fiction climatique : Jean-Marc Ligny. Son dernier roman, EcoWarriors, signe le nouvel opus d’un genre qu’il a mis à l’honneur en 2006 dans sa terrible vision « d’une science-fiction qui n’en est plus une » où l’eau appartient à des industriels : AquaTM. La cause écologique est alors devenue sa seconde nature littéraire.

De Paris à Vierzon

Pourtant, avec ses presque soixante-dix ans, et son allure de rockeur aux cheveux longs (maintenant poivre et sel) des années 70, rien ne semblait prédestiner le tout jeune Jean-Marc Ligny à devenir l’écrivain que nous connaissons aujourd’hui. Né en 1956, il a grandi dans la « banlieue nord de Paris ». Ou plutôt, chez lui, tranquillement installé dans l’appartement familial, à lire les romans de la bibliothèque à sa disposition. « J’étais un enfant timide, et je le suis toujours, qui préférais la compagnie des romans que courir dans les rues ». Marqué par son éducation, de gauche, d’un père professeur de mathématique et d’une mère ayant travaillé pour le Forum de la paix des Nations Unies, il voit de ses douze ans, ses parents participer aux événements de Mai 68. Communistes, puis socialistes après leur retour d’URSS (son père a été le traducteur de Mikhaïl Boulgakov), ils ont sans doute eu une influence bénéfique sur le devenir de leur fils. « À part pour la bosse des maths (rire) » dont Jean-Marc Ligny n’a pas hérité. Il découvre ensuite le situationnisme avec Deleuze et Debord à 15 ans, « c’était assez complexe, même si cela me fascinait », avant de se rapprocher de Lutte ouvrière ou des mouvements anarchistes. Enfant calme pendant toute sa scolarité, il a malgré tout l’occasion de se faire des amis tout occupés qu’il est à sa future grande carrière, celle d’un musicien. Au sortir du Bac, pas tenté par la Fac, il fait un stage d’un an à la SNCF et, avec ses économies, achète sa première guitare électrique, un ampli et les pédales à effets de ses idoles du moment : Led Zeppelin, Deep Purple et, évidemment, Pink Floyd. Pendant deux ans, il tente vainement de vivre de cette passion dévorante. Mais « trop impatient, sans doute », il échoue à se faire un nom et retourne vivre chez ses parents. Déprimé par son infortune, il hésite, se cherche et se replonge dans la littérature que son père lui avait fait découvrir à l’occasion d’une quarantaine due à la rougeole alors qu’il avait huit ans, la science-fiction. Il se met à écrire et parvient en quelques semaines à mettre un point final à un premier roman qu’il envoie directement aux éditeurs… qui le refuseront les uns après les autres. Sous l’impulsion de ses parents qui l’envoient à l’ASFORED, il découvre toutes les ficelles des métiers de l’édition, et continue son exercice de l’écriture.

Et retour à Paris…

Cette période de formation est pour Jean-Marc Ligny sa première expérience d’indépendance : appartement, petite copine… et galères où il jongle entre l’école, l’écriture et les petits boulots pour conserver son équilibre financier. Il exerce de plus en plus sa plume aux nouvelles qu’il envoie ici et là à des fanzines où il est, de temps en temps, publié. « J’ai continué pendant cette période à écrire pour faire mes armes. L’échec de la musique m’avait mis du plomb dans l’aile ». Il se rend, en 1977, au festival de science-fiction de Metz où il rencontre de nombreux et jeunes apprentis écrivains qui comme lui, rêvent d’être publiés. Il y croise même au hasard d’un ascenseur, celui qu’il considère « au-dessus de tout, juste avant Ballard », Philip K. Dick. La rencontre s’étend sur trois étages dans un pesant silence. « J’étais tétanisé, j’ai cherché vainement quelque chose à lui dire et je n’y suis pas arrivé ». Sans doute une résurgence de l’enfant timide qui du haut de ses vingt-deux ans rencontrait celui qui, par son écriture a sans doute conditionné l’approche de Jean-Marc Ligny d’une littérature au niveau de l’humain, comme Ballard a pu le faire dans le développement de son style très cinématographique. Metz est l’occasion rêvée de rencontrer le milieu de la SF des années 1970 et d’échanger avec d’autres fans sur les écrivains qui ont marqué la jeunesse de Ligny : Spinrad qui lui a donné « quelques libertés d’écriture qu’on retrouve dans EcoWarriors, ou encore Brunner, pour sa révélation d’un futur avec Tous à Zanzibar ». Ce festival, même s’il ne le sait pas encore, est sans doute le premier pas de l’apprenti écrivain vers un univers plus vaste.

Curval et Denoël

Et il ne faudra pas longtemps pour que l’écriture de Jean-Marc Ligny ait l’écrin qu’elle mérite. C’est Philippe Curval qui lui donne cette chance. Il prépare une anthologie de nouvelles plumes de l’imaginaire pour Denoël et sa collection Présence du futur. En 1978, « Artesis comment ? » parait et l’apprenti se mue en écrivain. Être publié dans une grande maison par un auteur reconnu, « tout de suite, ça pose. Là, je me suis dit que j’avais trouvé ma carrière ». Loin de s’arrêter, Ligny se remet au travail et envoie par morceaux les premières pages de son roman en préparation à Élisabeth Gilles, la directrice littéraire chez Denoël de Présence du futur. Elle lui apprendra d’ailleurs plus tard, qu’il ne faut jamais procéder de la sorte… mais curieuse, aux deux tiers du roman épars qu’elle avait dans les mains, elle décide de le publier. « Ce que j’ignorais à l’époque, c’est que j’étais avec la meilleure éditrice de la place de Paris pour la SF ». Temps blancs sort en 1979 et vaut à Jean-Marc Ligny une invitation à Apostrophe présenté par Bernard Pivot (pour les plus jeunes, cette émission était l’équivalent aujourd’hui de La Grande Librairie sur France 5). Cette expérience n’est pas la meilleure de sa vie. Pivot est tellement impressionné par Valérie Valère, « à juste titre d’ailleurs, son roman, Le Pavillon des enfants fous, était excellent », qu’il en oublie les autres invités et Ligny n’a droit qu’à deux ou trois questions. Malgré tout, le jeune écrivain de 23 ans se dit que sa carrière est lancée. « Ça y est ! Je vais faire des best-sellers… ce qui n’a pas vraiment été le cas (rire) ». Alors que sort son second roman, il comprend qu’ils ne sont que des fourre-tout de ce qu’il avait ingurgité en littérature jusque-là et de son échec de la musique. S’il veut s’épanouir artistiquement, il doit mieux construire sa littérature. Ce sera le cas avec Furia ! puis avec Yurlunggur, sans doute à l’époque son œuvre la plus aboutie dans ce qu’il cherchait à écrire.

Les années Fleuve noir

« Mes bouquins n’étaient pas les best-sellers que je souhaitais qu’ils soient et je vivais assez mal entre galères et petits boulots. L’un dans l’autre avec ma copine de l’époque, on arrivait quand même à s’en sortir jusqu’au moment où nous avons quitté Paris pour déménager en Bretagne ». Toujours chez Denoël, Jean-Marc Ligny entame doucement les années 1980 jusqu’à ce qu’il rejoigne Fleuve noir. Nicole Hibert qui était arrivée à la tête de la collection Anticipation de la maison d’édition un an plus tôt, constitue alors son écurie de jeunes écrivains talentueux parmi lesquels Ayerdhal, Serge Lehman, Laurent Genefort, Michel Pagel, Jean-Claude Dunyach, Roland Wagner et un certain Jean-Marc Ligny. Pendant plusieurs années, il produit, à la chaîne, des romans de SF. « J’écrivais comme un forcené. J’étais un stakhanoviste de l’écriture assigné à bosser huit heures par jour ». Même s’il garde un très bon souvenir de cette époque et des rencontres qu’il a pu faire, il concède aujourd’hui que la pression d’un roman tous les deux ou trois mois a nui à sa création. « Rien de bon, littérairement, n’est vraiment sorti de cette période ». Après deux voyages au Burkina Faso, en 1986 et 1989, il commence à écrire Yoro Si, une œuvre pour laquelle il a repris ses bonnes habitudes de recherche et de construction d’un récit plus élaboré et qu’il publie chez Denoël, signant la fin de sa collaboration avec Fleuve noir. Puis vient le moment de « la joie et l’allégresse (rire) » avec Inner City, publié chez J’ai lu, pour lequel il reçoit son premier prix littéraire : le Grand Prix de l’Imaginaire.

Fictions climatiques

Le début du millénaire sonne comme une alerte lancinante pour Jean-Marc Ligny. Le dernier rapport du GIEC est rendu public et donne des perspectives peu engageantes pour la suite du vivant sur Terre. « Vivant en Bretagne, j’étais sensibilisé à la cause écologique, mais comme un problème de la vie quotidienne et non comme un grand sujet qui concernerait l’ensemble de l’humanité et son avenir ». Il parle de son nouveau projet de roman à Mireille Rivaland et Pierre Michaud en 2001. Sentant qu’il tient un grand sujet, ils lui laissent le temps de l’écrire pendant cinq ans. Ligny pense qu’AquaTM sera alors un one-shot et qu’il passera à autre chose. Que nenni ! Le réchauffement planétaire ne s’arrête pas et les informations deviennent de plus en plus précises et nombreuses. Ligny entre alors dans une forme d’éco-anxiété, de solastalgie, alors même que son couple bat de l’aile et débouche sur une séparation. Il rencontre une psychologue avec qui il discute des formes de réaction face aux catastrophes. Il tient son prochain roman : Exodes. Influencé, concède-t-il, par la littérature de Butler, une autre de ses grandes claques littéraires, il trace le destin de six personnages face à l’effondrement de leur civilisation. « Exodes est le roman que j’aime le plus, qui m’a le plus pris aux tripes ». C’est en tant que citoyen et écrivain de science-fiction que Jean-Marc Ligny écrit ses différents romans climatiques situées dans le futur. Jusqu’à EcoWarriors qu’il décide de placer dans une temporalité très proche de la nôtre pour mieux faire résonner (raisonner ?) les consciences, même si, à court terme, Ligny voit mal nos sociétés tenir : le risque d’effondrement est, pour lui, grand et sans doute sera-t-il violent.

Des pointes de lumière

Heureusement, Jean-Marc Ligny aime lire. Et cela le sauve sans doute de la dépression quand il se replonge dans du space opera pour partir loin du monde où nous vivons (avec Laurent Genefort, Becky Chambers et Laurence Suhner) ou se plonger dans les œuvres de vieux amis comme Laurent Whale pour « son écriture et ses personnages » ou encore les nouvelles de Jean-Claude Dunyach et Sylvie Lainé que j’adore lire, car ce sont des tableaux, de véritables œuvres d’art qui même si elles ne touchent pas toujours au cœur, restent de la très belle littérature ». Son visage s’illumine merveilleusement à l’évocation de leurs noms. Il se plaît également à découvrir d’autres formes d’imaginaire avec, par exemple, Nnedi Okorafor qui lui a donné « une vision non-occidentale de la SF que j’ai adoré » et qui lui a sans doute rappelé une de ses grandes dames de la littérature qu’il apprécie tant, Octavia Butler. Et, évidemment, il lit beaucoup de climate fiction.

C’est sur cette note littéraire où il évoque ses influences et coups de cœur que l’entretien se termine avec le large sourire de Jean-Marc Ligny et le souvenir de ses éclats de rire tout au long de l’entretien, de sa nostalgie contenue et de ce voile pudique finalement levé par la discussion. Une fois la caméra coupée, il reste de Jean-Marc Ligny une persistance : celle de ses yeux sombres et pourtant si lumineux qu’ils éclairent encore l’écran noir sur ce monde à venir.

Estelle Hamelin

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