A l’occasion de la sortie de L’Été et la mer de George Turner, Olivier Bérenval, son traducteur, revient sur ce récit, l’un des plus grands romans mondiaux de SF climatique !
Pourquoi éditer George Turner ? Qu’est-ce qui le caractérise ?
George Turner (1916-1997) est un auteur australien de science-fiction, absolument majeur et jamais traduit en France. La parution de L’Été et la mer constitue donc un petit événement dont le label Mu est très fier !
Turner a remporté pour ce roman paru en 1987 le prix Arthur C. Clarke ainsi que celui des écrivains du Commonwealth. C’est un doublé exceptionnel qui résume parfaitement sa carrière. Il a débuté par de la littérature classique avec des romans reconnus dans le monde anglophone, dès le début des années 1960s avant de se tourner avec succès vers la science-fiction vingt ans plus tard, en publiant son premier roman du genre à plus de soixante ans ! Son écriture et sa vision sont donc particulièrement intéressantes, car elles font voler en éclats les frontières entre littératures dites « blanches » et celles de l’imaginaire. Les critiques ont unanimement reconnu ce fait en lui attribuant régulièrement des prix relevant des deux catégories, car cette division est souvent artificielle. Turner est d’ailleurs le seul auteur australien représenté dans la très élitiste collection « SF Masterworks » de l’éditeur britannique Gollancz.
Pouvez-vous nous dire quelques mots au sujet de L’Été et la mer ? Peut-on parler de roman visionnaire ?
Aujourd’hui, la climate fiction, la « clifi » pour les initiés, est un sous-genre de la SF largement développé. De grands auteurs anglo-saxons ont exploré le sujet brillamment comme Kim Stanley Robinson avec sa série sur cette thématique et surtout son roman New York 2140, avec une métropole envahie par les eaux, puis sa suite 2312 où les humains ont abandonné notre monde originel. Paolo Bacigalupi a aussi produit un roman majeur avec Water Knife, où notre monde est soumis à des sécheresses extrêmes. Sur le même thème, les Français excellent, comme Jean-Marc Ligny avec ses romans AquaTM ou Exodes. Sans oublier la production cinématographique, avec le désormais classique 2012 qui nous donne à voir une catastrophe climatique d’ampleur. On pourrait multiplier les références, mais George Turner a écrit sur ce sujet plus de vingt ans (voire trente ans !) avant certains et s’est montré clairvoyant sur de nombreux points.
Presque 30 ans après, le message de l’auteur est-il toujours aussi pertinent ? A-t-il perdu de sa force ou l’esprit critique et acéré de George Turner est-il toujours d’actualité ?
La force de Turner est de mettre son écriture brillante au service d’idées sur lesquelles il a longuement réfléchi et s’est abondamment documenté. La postface du roman est d’ailleurs exemplaire dans sa concision et sa pertinence sur les tenants et aboutissants de l’effondrement climatique en cours. Il fustige bien sûr l’aveuglement et l’inaction de nos gouvernements dès 1987, alors que la première COP sur le climat s’est tenue à Berlin en 1995 ! Dans L’Été et la mer, il imagine déjà les premiers réfugiés climatiques en provenance d’Asie et qui sont relégués dans les zones inhospitalières de l’intérieur de l’Australie. De la même façon, il décrit de façon didactique les modifications dans les mouvements de masses d’air et d’eau provoquées par la fonte des glaces, ou encore la contamination des puits artésiens et donc des nappes phréatiques.
Mais le point fort du roman est surtout d’en tirer les conséquences en matière de délitement de la société australienne, désormais scindée en deux castes, les privilégiés, ceux que l’on appelle les Standards (« Sweet » dans la VO) et les laissés-pour-compte, les chômeurs à vie, les déclassés dès leur naissance, les Souilles (« Swill »). Turner dépasse la simple problématique (si l’on peut dire !) de l’effondrement climatique pour donner à voir le visage hideux des sociétés inégalitaires qui en découleraient. C’est un message politique très fort, souvent dérangeant et sans compromis, qui n’aurait pas dépareillé chez un écrivain naturaliste comme Zola (dans L’Assommoir en particulier), ou certaines œuvres de Dickens. La mécanique de l’économie de pénurie qui crée une société volontairement inégalitaire n’est pas non plus sans rappeler les théories marxistes, et Turner n’a jamais caché ses orientations politiques tournées vers le socialisme et les combats pour la conquête des droits. Quelles que soient les opinions du lecteur, il ne pourra manquer d’être frappé par la froide logique, la cohérence de l’univers social décrit par Turner.
L’Été et la mer comporte également une dimension autobiographique. Pensez-vous que si sa vie avait été différente, George Turner n’aurait pas écrit ce roman ou aurait-il fini par y venir ?
Dire que la vie de Turner a été difficile est un euphémisme. Sa silhouette élancée et élégante, son esprit vif, son humour parfois acéré, son charisme dans les cercles littéraires, dissimulaient de grandes fragilités, héritées d’une enfance tourmentée. La dimension autobiographique affleure en effet dans de nombreuses pages et plusieurs personnages du roman. Le déclassement social est une expérience qu’a vécue Turner très jeune, quand son père, comptable, perdit son emploi et s’éloigna d’eux. Il fut ensuite élevé par sa mère, Ethel, qui se retrouva désargentée, car son fils aîné avait manigancé pour s’approprier les quelques biens familiaux. Commença alors une vie laborieuse, où Ethel fut contrainte à accepter des travaux ménagers, laissant son fils George en pension, souvent chez de vieilles excentriques. Si on ne peut parler de maltraitance, sa mère l’éleva avec rudesse, et son fils, devenu adulte et écrivain, exorcisa son image dans son premier roman de science-fiction, Beloved Son, avec un personnage de marâtre, grotesque et à moitié démente. L’épouse délaissée d’un des protagonistes de L’Été et la mer présente d’ailleurs certains traits de caractères communs, par ses réactions extrêmes et son intelligence sournoise. L’image du père absent, défaillant, auquel on cherche des substituts, est aussi un fil rouge qui court tout au long du roman.
Malgré ses capacités, Turner ne fit jamais d’études et sa « carrière » se résuma à une succession de petits boulots alimentaires, aussi variés que garçon de café « chantant » ou bien gardien de nuit dans des brasseries industrielles à Melbourne. Toute son existence fut tournée vers l’écriture.
La vie sentimentale de Turner est aussi une zone d’ombre, sa biographie, objet de controverse, établie par Judith Buckrich révèle que derrière l’écrivain volubile et acerbe se dissimulait un homme profondément seul, souvent inapte aux interactions sociales et incapable de nouer des liens amoureux durables. Comme dans le roman, la vie de Turner fut fort heureusement émaillée de rencontres heureuses, de personnes qui crurent en son talent et l’encouragèrent dans son métier d’écrivain. L’homme était tourmenté par ses démons, souvent issus d’une enfance difficile, qu’il réussit, sinon à exorciser dans ses romans, du moins à utiliser intelligemment pour produire des galeries de personnages, complexes et ambigus, d’un grand réalisme.
Comme John Brunner, le propos de George Turner est éminemment politique et très bien écrit. George Turner a-t-il des amitiés littéraires qui ont pu l’influencer ?
Dans la sphère des auteurs anglo-saxons, certains se sont intéressés aux dérèglements de notre monde très tôt, comme John Brunner. Ce que l’on appelle la Tétralogie Noire 1regroupe les principaux romans de son cycle du futur, et s’ouvre avec Tous à Zanzibar (1968). Livre-monde, multiprimé, ce monument de la science-fiction traite de la surpopulation et de toutes les (mauvaises) solutions pour y remédier : privatisation d’un pays entier, eugénisme généralisé, etc.
Le Britannique Brunner, né en 1934, est le cadet de Turner de presque vingt ans. Les deux hommes partagent de nombreux points communs, notamment leur approche des problématiques sociales dans des romans polyphoniques. Les trames narratives de Tous à Zanzibar sont complexes et font appel à une multitude de points de vue. Turner utilise aussi ce procédé, mais de façon plus raisonnée, moins foisonnante que Brunner dans L’Été et la mer. La trame narrative principale est en effet « encapsulée » dans un récit se déroulant dans notre futur lointain, relaté par ceux dénommés « Le peuple de l’automne ». Nos lointains descendants sont perplexes sur les réactions de notre société (appelée Civilisation de l’Effet de Serre) face à l’effondrement climatique, et cherchent à en savoir plus, dans une démarche quasi archéologique. Ceux de l’automne vivent dans une société plus ou moins apaisée, où le monde est désormais fractionné, avec le niveau des mers à son maximum ; ce n’est plus une lointaine perspective, mais leur réalité quotidienne. Nos successeurs attendent le Long Hiver qui succédera à l’automne de notre planète, et se préparent tant bien que mal à cet avenir de nouvelles glaciations.
Outre Brunner, la thématique de la surpopulation est un thème récurrent dans les œuvres de science-fiction des années 1970 et Turner a certainement intégré ces aspects. Sans être exhaustif, citons Thomas Disch avec 334, qui explore un New York au bord de l’asphyxie, ou encore Robert Silverberg avec ses fameuses Monades urbaines, sans oublier J.G Ballard et son célèbre IGH. Le concept de tours gigantesques, de villes verticales, a indéniablement inspiré Turner, mais son principal apport est la mise en perspective politique de ces ensembles déshumanisés, où survit un nouveau prolétariat.
Le maître à penser de Turner est très certainement Orwell, dont des échos de 1984 traversent régulièrement L’Été et la mer. Les exposés sociétaux et politiques du roman utilisent souvent des procédés analogues. Mais là où Orwell fait un constat d’échec (Winston finira par aimer Big Brother) , Turner voit de l’espoir avec l’émergence des Hommes Nouveaux, qui transcenderont les clivages Standard-Souille. L’éducation jouera un grand rôle pour construire une société nouvelle, à l’instar de la vie de Turner, un autodidacte devenu un écrivain reconnu.
On décèle aussi, ça et là, des références plus ou moins explicites, comme celles au roman En terre étrangère de Robert Heinlein, comme si Turner s’amusait à établir un contrepoint avec le livre-culte des campus américains des années 1960s, en plein flower power.
Toutefois, on ne peut pas parler d’amitiés littéraires avec ces auteurs, géographiquement distants, mais plutôt d’influences.
En revanche, Turner était très actif au sein de la communauté des écrivains et des lecteurs de science-fiction. En 1975, la World Science Fiction Convention eut lieu en Australie, sous l’égide d’Ursula Le Guin, et fut certainement l’un des déclencheurs qui amena Turner à finaliser son premier roman de science-fiction, paru trois ans plus tard. Cette convention fut aussi le signal de départ pour des ateliers d’écriture, que Turner animait avec d’autres pour des apprentis écrivains. C’est à cette occasion qu’il put rencontrer une autre grande dame de la SF américaine, Vonda Mc Intyre2, qui était elle-même passée par les fameux ateliers d’écriture de Clarion aux États-Unis – un juste renvoi d’ascenseur. Dans ces ateliers, il fit aussi la connaissance de l’immense auteur de science-fiction, Christopher Priest (décédé très récemment, début février 2024). Les thématiques abordées par Priest dans son roman Notre île sombre (une réécriture d’un roman du début des années 1970s, le Rat Blanc) font là aussi écho à L’Été et la mer. Mais chez Priest, point d’effondrement climatique, sa dystopie décrit une Angleterre en proie à la guerre civile, suite à l’afflux massif de réfugiés d’une Afrique dévastée par un conflit nucléaire. Là aussi, la grande Histoire s’efface au profit des péripéties individuelles dans une Angleterre régentée par des milices, où la société a explosé sous la pression migratoire.
Vivant dans une Australie excentrée, ne voyageant que rarement (essentiellement en Angleterre), Turner a surtout lié des contacts dans la communauté des fans et écrivains de SF de façon opportuniste, et par la lecture de leurs œuvres, bien sûr.
Turner est parfois décrit comme l’un des écrivains de l’Anthropocène, de ce moment où notre planète est entièrement bouleversée par les actions humaines. Avec d’autres auteurs, des « Cassandre » comme lui, il nous tend une sorte de rétroviseur où nous pouvons contempler la scène d’un accident prévisible, d’une catastrophe annoncée, en nous demandant : « Pourquoi n’ont-ils pas réagi à temps ? ». Et ces « ils » se confondent bien sûr avec « nous ».
1 Intégrales Brunner éditées chez Mnémos.
2 Superluminal, collection Stellaire, Mnémos.