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Lavie Tidhar parle d’Aucune terre n’est promise

Lavie Tidhar est un écrivain d’origine israélienne, travaillant dans plusieurs genres. Il a vécu au Royaume-Uni et en Afrique du Sud pendant de longues périodes, ainsi qu’au Laos et à Vanuatu. L’auteur vit à Londres depuis 2013. Son roman Osama a remporté le World Fantasy Award 2012 du meilleur roman, (alors en lice contre Stephen King et George R. R. Martin). Depuis octobre  2019, Lavie Tidhar est chroniqueur pour le Washington Post.


Si vous vous rendez aujourd’hui à Haïfa, vous croiserez peut-être une rue appelée Nahum-Wilbusch, près du port. Des trois hommes qui participèrent à cette lointaine expédition de 1904, ce fut lui qui vécut le plus longtemps : il mourut en 1971, à un âge avancé, dans l’Israël que nous connaissons. Ingénieur de formation et par vocation, il n’avait certainement guère de temps à consacrer à des spéculations vaines sur ce qui aurait pu être ou avoir été.

A contrario, le fondateur du sionisme, Theodor Herzl, comprit l’importance d’imaginer des futurs impossibles. En 1902, il publia un étrange roman utopiste, Altneuland, qui décrivait un État juif idyllique et prospère en Palestine. Dans la vision d’Herzl, une minorité arabe demeurait, bénéficiant d’une citoyenneté pleine et entière, bien que même dans le roman, un politicien tente – sans y parvenir – de les déposséder de leurs droits. Le texte fut traduit en hébreu sous le titre de Tel-Aviv, nom qui désigna par la suite la banlieue de Jaffa créée en 1909, et qui constitue aujourd’hui la plus grande zone urbaine de l’État d’Israël.

Herzl ne vit jamais cette fiction devenir réalité. Il mourut en 1904, en ayant passé la plus grande partie de sa vie à chercher une patrie pour les Juifs. D’autres colonies furent proposées, dont El-Arish en Égypte, Chypre, l’Anatolie et l’Argentine, mais aucun de ces projets n’aboutit. La seule héritière vivante de Herzl, sa fille Trude, mourut dans le camp de concentration de Terezín en 1943. Cette famille ne connut pas une fin heureuse. Les fins heureuses sont peut-être plus rares dans la réalité que dans les œuvres de fiction.

Israël et la Palestine sont deux terres en une, une géographie unique divisée par des histoires rivales. J’ai moi-même grandi dans un kibboutz, près d’un village arabe que les habitants avaient fui durant la guerre de 48 – ou la guerre d’Indépendance, suivant votre point de vue. Leurs maisons furent rasées peu de temps après et l’endroit demeura un lieu étrange, vide, que nous visitions enfants. Bien que l’on nous ait souvent répété que les habitants avaient « fui », je n’ai jamais songé à demander pourquoi ils n’étaient pas revenus.

À l’époque, nombre de réfugiés palestiniens gagnèrent la Cisjordanie et la bande de Gaza, ainsi que le Liban et la Syrie, où les camps d’accueil provisoires sont devenus permanents. Au début du xxie siècle, un « mur de séparation » commença à être érigé entre la Cisjordanie et Israël, une « clôture de sécurité » en hébreu et un « mur de l’apartheid » en arabe. Des pourparlers de paix se tiennent de temps en temps, annoncés en fanfare, ainsi qu’ils le sont dans ce roman ; et comme dans ce roman, ils n’aboutissent jamais à rien d’autre que des effets de manches.

Cependant, entre-temps, quelqu’un a dû gagner une fortune en investissant dans le BTP, à l’instar de M. Gross.

Personne ne se voit jamais comme le méchant, comme Bloom dans ce roman, et les Tirosh de ce monde, inefficaces, hésitants, ne peuvent rien faire d’autre que d’écrire ce que leur suggère leur imagination et essayer de vivre, tant bien que mal.

Ayant grandi en Israël, je me souviens bien de l’euphorie qui y régnait au début des années 1990, de cette paix que l’on croyait venir. J’ai aussi grandi en Afrique du Sud, juste après la fin de l’apartheid. Je me souviens du terrorisme blanc du Mouvement de résistance afrikaner et de l’excitation qu’ont suscités les premières élections démocratiques dans ce pays. J’ai eu la chance de voyager et de vivre pendant un temps en Afrique de l’Est et d’aimer – autant que Tirosh et Bloom dans ce roman – cette terre magnifique.

Comme Tirosh, je pense souvent que je ne suis qu’un simple écrivain de pulps touché par la folie des grandeurs. Comme Tirosh, je ne parviens pas à trouver ma place. Je rêve de m’évader dans des fantaisies où je pourrais contempler les tours blanches de Kang Diz Huxt, dressées vers le ciel jaune, sous la lune brisée, où je pourrais naviguer dans les marais verts et gazeux de Samaria où vivent les Abominations… quelles qu’elles soient.

Mais il n’existe qu’un seul monde, celui dans lequel nous vivons, et l’imagination ne permet pas d’y échapper. C’est peut-être la plus dure leçon que nous apprenons enfants, même si certains d’entre nous, comme Tirosh, continuent de se frotter aux limites imposées par la réalité.

Lavie Tidhar, 2018.

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