À l’occasion de la parution du Rivage des femmes de Pamela Sargent, romancière engagée à l’œuvre féministe emblématique, Stéphanie Nicot, préfacière de cette édition, revient sur ce roman, véritable ode à la tolérance et à l’humanisme.
Quelle place a, selon vous, Pamela Sargent, femme progressiste, féministe et engagée, dans le paysage de la science-fiction mondiale ?
Pamela Sargent est une autrice reconnue dans le domaine de la science-fiction nord-américaine : nouvelliste et romancière, c’est aussi une éditrice et une critique littéraire : c’est d’ailleurs à ce dernier titre qu’elle a obtenu, en 2012, le Pilgrim Award, décerné aux États-Unis par la Science-Fiction Research Association « aux auteurs ayant contribué à la connaissance et à la recherche dans le domaine de la science-fiction ». Elle a aussi obtenu le Prix Locus en 1992 et le Prix Nebula en 1993. On lui doit également de nombreuses anthologies,1 dont deux d’entre elles, traduites en français, Femmes et merveilles et Encore des femmes et des merveilles,2 sont exclusivement consacrées aux meilleures autrices anglo-saxonnes du moment.
Comment l’avez-vous découverte ?
En 1980, j’ai commencé à travailler à Fiction, la revue historique de la SF en France ; je lisais à peu près tout ce qui me tombait sous la main, et j’ai découvert que, contrairement à la France où c’était l’exception, beaucoup de femmes publiaient de la science-fiction aux États-Unis, le plus souvent avec des personnages féminins originaux, comme ceux de Femmes et merveilles et Encore des femmes et des merveilles ; ces deux anthologies m’ont permis de découvrir Eleanor Arnason, Octavia E. Butler, Carol Emshwiller, Ursula K. Le Guin, Vonda McIntyre, Joanna Russ, Kate Wilhelm, et tant d’autres, dont Pamela Sargent elle-même. L’anthologie de Marianne Leconte, Femmes au futur,3 s’y est ajoutée, avec là encore une nouvelle de Pamela Sargent, Le Tim. Dès ce moment-là, j’ai suivi la carrière de Sargent, anthologiste, nouvelliste et romancière, lisant tout ce qui se publiait d’elle en français. Et ce jusqu’à la sortie, en 1989, de la première édition du Rivage des femmes, qui a aussitôt suscité mon admiration, même si à l’époque je n’en avais pas encore saisi toute la subtilité.
Quelles sont les caractéristiques de son imaginaire ?
La subtilité, justement. Comme nombre de professionnels de la SF anglo-saxonne, Pamela Sargent a publié des textes de commande, comme dans l’anthologie de Martin H. Greenberg, Les Fils de Fondation, avec une nouvelle inspirée de l’univers d’Isaac Asimov, La Reine des pistes ; ce récit met néanmoins en scène une jeune fille rebelle qui trace son propre chemin. Pamela Sargent a également publié quatre romans dans l’univers de la série Star Trek (1996, 1997, 1999, 2003), écrits en collaboration avec George Zebrowski. Mais hormis ces ouvrages de commande, et quelques ouvrages mineurs, l’écrivain Michael Bishop a raison de rendre hommage à son extraordinaire talent : « Pamela Sargent dissèque et révèle les peurs, passions et espoirs des personnages intensément humains qui peuplent chacun de ses romans ». On aurait donc tort de penser, même si elle a de solides convictions féministes, que l’autrice américaine met au premier plan des sortes de récits à thèse : Sargent est avant tout une incroyable raconteuse d’histoires, et c’est ce qui justifie l’intérêt qu’elle suscite toujours. La façon dont elle aborde les questions de genre, qui reste aujourd’hui encore d’une extraordinaire modernité, ne se limite pas à la seule dénonciation du patriarcat et de ses pires aspects, mais nous interroge avec pertinence sur ce que donnerait une société ayant renvoyé tous les hommes à la barbarie afin de reconstruire un monde meilleur. La grande force de Pamela Sargent, c’est d’apporter des nuances à ses personnages (même s’il y a aussi d’authentiques salauds) et de nous laisser libres de répondre par nous-mêmes aux questions qu’elle pose.
Quelles sont d’après vous les grandes thématiques qu’aborde Pamela Sargent dans Le Rivage des femmes ?
En s’attaquant à l’hétéro-patriarcat de façon radicale par le biais de la science-fiction, le roman ne se limite pas à une dénonciation située dans une époque précise, mais met en lumière ce qu’on appelle aujourd’hui le caractère systémique de l’oppression des femmes. Je dirai qu’elle anticipe à sa façon un slogan féministe ironique d’aujourd’hui : « not all men, mais always men ! » Grâce à son talent et à son sens de la nuance, Pamela Sargent trace malgré tout des chemins possibles pour l’avenir de l’humanité, laissant ses personnages réfléchir par eux-mêmes.
Le Rivage des femmes est-il toujours d’actualité ?
Pamela Sargent a publié Le Rivage des femmes aux États-Unis en 1986. Le roman imagine un monde futur où les hommes ont perdu tout pouvoir, et où les femmes usent de tous les moyens à leur disposition pour maintenir leur domination politique, militaire, économique et sociale, et par une sorte de retournement, porte en réalité un jugement très sévère sur la condition des femmes. Or cette réédition, par l’une de ces coïncidences qui ressemblent parfois à une ironie de l’histoire, sort en librairie en France au moment où Donald Trump est réélu président des États-Unis, avec un programme clairement hostile aux minorités, qu’il s’agisse de personnes racisées ou LGBT+, et aux femmes dont le droit le plus élémentaire, celui de disposer librement de leur corps, est dans le viseur du Parti Républicain et de nombreux électeurs qui s’affirment désormais ouvertement masculinistes, massivement anti-IVG et anti-contraception. La littérature est une sorte de conversation qui ne s’arrête jamais, et le hasard fait que ce livre éminemment féministe sort en ce moment particulier. Alors, oui, Le Rivage des femmes conserve une incroyable actualité !
Pamela Sargent est une romancière, mais également une nouvelliste. Écrit-elle de la même manière selon la forme ? Avait-elle une préférence pour l’un de ces formats ?
J’ai l’impression que, comme beaucoup de professionnels anglo-saxons, elle a publié aussi bien des nouvelles que des romans, et ce dès ses premiers textes. Et si elle a eu tendance à écrire des nouvelles courtes, où la chute joue un rôle important, ses romans, dès qu’elle a pu acquérir une reconnaissance des éditeurs et du lectorat, ont eu tendance à prendre de l’ampleur, ce qui a permis à l’autrice d’approfondir ses personnages et leurs interactions. C’est le cas avec Le Rivage des femmes : Pamela Sargent y construit solidement son univers, donne de la profondeur au récit, et maîtrise totalement sa narration.
Elle a également édité différentes anthologies pour mettre en valeur les contributions des femmes à l’histoire de la science-fiction. Ce travail a-t-il influencé son écriture ?
Pamela Sargent, comme éditrice, a évidemment publié des hommes (le talent n’a pas de genre), mais elle a toujours veillé à donner la parole aux femmes, y compris, on l’a vu, en publiant plusieurs anthologies qui leur étaient réservées. On peut donc penser qu’il n’y a aucune rupture entre son travail de critique, d’éditrice et d’autrice, et la fréquentation des textes d’autres femmes n’a pu que nourrir sa propre sensibilité artistique ; l’afflux de ces jeunes autrices, féministes, fortes et indépendantes, a évidemment facilité l’affirmation littéraire des femmes de toute cette génération et leur esprit critique. Elles ont ouvert de nouveaux horizons aux lecteurs, et ont vraiment contribué à renouveler la science-fiction.
Y a-t-il des plumes remarquables qui ont pu accéder à la notoriété grâce à elle ?
Les anthologistes et les éditrices doivent rester modestes, même si elle peuvent faciliter les choses, faire gagner du temps, voire aider à promouvoir des talents naissants ; mais pas plus. C’est ce que dit Pamela Sargent dans Les Femmes et la science-fiction, sa préface à Femmes et merveilles, en citant une vingtaine d’autrices anglo-saxonnes apparues au cours de la première moitié des années soixante-dix : « Certaines de ces jeunes femmes, et d’autres dans les années à venir, seront peut-être d’importants auteurs de science-fiction. Elles apporteront sans aucun doute de nouvelles orientations, de nouveaux sujets en ce domaine, et devraient nous aider à nous débarrasser de cette idée que l’anticipation est avant tout réservée aux hommes. »
Comme d’autres auteurices avant elle, a-t-elle entretenu ou participé à un cercle d’écrivains ?
Je ne parlerai pas de cercle d’écrivains, du moins tels qu’on les concevait autrefois en France et au Royaume-Uni, mais plutôt de réseaux. Ces autrices, et les hommes qui les soutenaient comme Samuel R. Delany, discutaient ensemble et faisaient avancer leurs idées sur la littérature, un peu comme le font aujourd’hui en France les autrices des nouvelles générations.
Son œuvre a-t-elle eu une incidence sur notre perception du monde, et nos réflexions ? Y-a-t-il des œuvres d’inspiration « sargentienne » actuellement ?
Il ne faudrait pas imaginer une « école », naturellement, mais plutôt des influences et des échos : sans ces courants littéraires novateurs, apparus dans les années soixante-dix, les autrices anglo-saxonnes de SF, particulièrement nord-américaine, n’auraient pas conquis la place qu’elles ont aujourd’hui. Sans Pamela Sargent, et d’autres autrices avec elle, ce qu’on appelle le « hopepunk » par exemple n’aurait sans doute pas pu émerger.
Un mot pour la fin ?
Éditer consiste souvent à publier des textes inédits, mais c’est aussi redonner vie à des ouvrages indisponibles. En rééditant Le Rivage des femmes, qui a brillamment résisté à l’épreuve du temps, les Éditions Mnémos permettent aux lecteurs et aux lectrices d’aujourd’hui de découvrir un roman essentiel de l’histoire de la science-fiction !
1 https://www.sfadb.com/SargentAnths
2 Ces deux ouvrages (Denoël, 1976, et Pocket, 1979), sont aujourd’hui indisponibles.
3 Marabout, 1976 (épuisé).