À l’occasion de la parution ce 4 juin des Itinérants, Francesco Verso, voix majeure de la science-fiction mondiale, revient sur la génèse de ce solarpunk lumineux et radical.
Qu’est-ce qui vous a attiré vers la science-fiction ?
Mon imprégnation par la science-fiction s’est faite dans un lieu inattendu : le sous-sol d’une librairie d’occasion dans le quartier rouge d’Amsterdam, où, en 1994, alors étudiant Erasmus en économie de l’environnement, j’ai découvert des classiques comme Dune, 1984, Le Meilleur des mondes, Fondation, puis les piliers du cyberpunk — de Neuromancien au Samouraï virtuel, en passant par Human Synthesizers. J’ai ressenti à la fois un émerveillement et une pointe d’arrogance : certaines de ces œuvres — par leurs thèmes ou leur qualité d’écriture — me semblaient surpassables, notamment les nombreux (trop nombreux) romans et nouvelles d’évasion pure (les sempiternelles conquêtes spatiales, rencontres extraterrestres, colonisations de mondes lointains). Ce défi a été l’étincelle qui m’a poussé à oser écrire de la science-fiction, et cette étincelle ne s’est jamais éteinte.
De retour en Italie, j’ai travaillé huit ans chez IBM. Quand la division PC a été vendue à Lenovo et que j’ai été licencié peu après, j’ai compris que mon avenir ne se déroulerait plus dans un open space, mais dans cette « zone frontière » où science et imagination s’hybrident pour créer ce qui n’existe pas encore.
Depuis 2008, je me consacre exclusivement à l’écriture de science-fiction. J’admets avoir eu de la chance : j’ai remporté des prix en Italie et à l’étranger sans avoir de formation littéraire ou scientifique. Pour résumer, avoir gagné deux prix Urania (e-Doll en 2009 et Bloodbusters en 2015), un prix Odissea (Livido en 2011) et trois prix Europa m’a permis de valider — d’abord envers moi-même — que je ne perdais pas mon temps.
Pouvez-vous nous parler des Itinérants ?
Dans mon roman Les Itinérants, un groupe d’individus vivant dans le crépuscule de la civilisation occidentale subit une transformation anthropologique provoquée par la dissémination de nanites — des nanorobots capables d’assembler des molécules pour créer de la matière. Cette technologie bouleverse leur rapport à l’alimentation : ils ne mangent plus trois fois par jour, mais une fois par mois, ce qui transforme profondément leur consommation, la gestion des déchets, l’empreinte écologique et les besoins financiers. Cela donne naissance à une culture à la fois inspirée des sociétés nomades anciennes et pourtant profondément nouvelle et créative.
Libérés de l’« industrie » alimentaire, dotés d’imprimantes 3D et d’un accès au cloud décentralisé, ces individus font un choix qui nous paraît aujourd’hui presque impossible : quitter leur travail, produire leur propre nourriture, alimenter eux-mêmes leurs appareils, et partir à pied — loin de Rome. Mais deux visions opposées des personnages principaux sur l’organisation de leur communauté provoquent une scission. Un groupe part vers le nord, dans les terres sauvages de Sibérie et de Mongolie ; l’autre descend vers le sud pour sauver la tribu Dogon, menacée par le changement climatique en Afrique centrale.
Dans un futur proche marqué par les crises climatiques et les inégalités de revenus, Les Itinérants propose un récit nomade qui transmet un message d’écolution culturelle et technologique à notre présent.
Comment s’est passée l’expérience de la traduction ? Avez-vous collaboré avec Stéphan Lambadaris ?
Les Itinérants est mon premier roman traduit en français, j’en suis donc très heureux. La France a toujours représenté pour moi une perspective de rêve — depuis que j’ai visité Nantes il y a une dizaine d’années, invité par mon ami Ugo Bellagamba. J’ai eu le privilège, après Valerio Evangelisti, de constater à quel point la scène SF française est plus vivante que celle d’Italie : entre les livres, les BD, les installations et une vraie reconnaissance culturelle du genre.
J’ai donc un peu collaboré avec Stéphan sur la traduction, bien que je ne parle pas français. Mon apport a surtout consisté à clarifier ou reformuler certains passages ambigus et à proposer des solutions pour les nombreux néologismes du texte (j’adore inventer de nouveaux mots, car la langue évolue avec les outils). Quand il a proposé Les Itinérants comme titre, j’ai trouvé que c’était un excellent compromis pour refléter la nuance du titre italien original I camminatori.
Pendant la relecture, un éditeur de Mnémos a aussi repéré une petite erreur sur un quartier de Rome que j’avais mal identifié. Je suis très reconnaissant de l’attention et de la précision apportées à cette traduction.

Que signifie le solarpunk pour vous ?
Quand on me demande de définir le solarpunk, je commence souvent par son origine : le Brésil, avec l’anthologie Solarpunk – Histórias Ecológicas e Fantásticas em um Mundo Sustentável. Là, au cœur du « Sud global » (Global South), des auteurs ont repris le flambeau du cyberpunk pour bifurquer : fini le high tech / low life, place au high energy / low tech — énergie durable, technologies communautaires, ressources partagées et impact minimal sur la planète.
Le mouvement repose sur trois principes simples :
- Produire énergie et nourriture de manière propre et décentralisée ;
- Boucler les cycles de déchets grâce à des circuits courts ;
- Libérer l’imaginaire de l’hégémonie occidentale (ou plus précisément anglophone).
En d’autres termes : des panneaux solaires sur les toits, des imprimantes 3D dans les fab labs de quartier, et des récits issus du chinois, de l’hindi, du portugais, du bengali, de l’espagnol ou de l’arabe — pas seulement de l’anglais.
En travaillant sur des récits solarpunk et en échangeant avec architectes, créateurs, botanistes et philosophes, j’ai ressenti le besoin d’aller plus loin. C’est ainsi qu’est né le concept de solartivisme : solar + art + activisme. L’idée est qu’il ne suffit plus de décrire un futur durable : la narration doit redevenir politique, imaginer et proposer des solutions plausibles — transformer le récit en prototype social.
Quand j’ai été invité dans le quartier populaire de Tufello à Rome par mon ami Lorenzo Mori de l’association Riverrun pour un atelier intitulé Herbarium for a Future City (un vrai titre solarpunk !), nous n’avons pas seulement parlé de villes vertes. Nous avons cartographié les herbes poussant spontanément dans les fissures du bitume, les avons marquées à la craie, avons envoyé les données dans le cloud avec des botanistes, et inventé des histoires enracinées dans le passé du quartier et projetées dans son futur proche — comme les racines de ces plantes. À ce moment-là, la science-fiction a quitté la page pour devenir une pratique de régénération urbaine.
Une erreur fréquente consiste à croire que le solarpunk est un optimisme bucolique. En réalité, il coexiste avec la colère de ceux qui subissent le plus le changement climatique et le néolibéralisme. Il y a un solarpunk du Nord — souvent porté par des sociétés privilégiées rêvant d’une Arcadie post-apocalyptique ou d’un « optimisme joyeux« . Et il y a un solarpunk du Sud — né là où l’apocalypse est déjà quotidienne, et où le récit devient un outil de résistance : récupération de semences, construction de micro-réseaux, réinvention de la propriété foncière.
Dans Les Itinérants, par exemple, j’explore l’idée de réduire les besoins nutritionnels grâce aux nanites qui assemblent des repas sur mesure, ou d’imprimer en 3D les objets du quotidien pour lutter contre l’obsolescence programmée. Ce sont des hypothèses narratives — mais elles aspirent à devenir des manuels pour le futur proche.
Pour moi, le solarpunk fonctionne parce qu’il offre une troisième voie entre dystopie (« no future« ) et utopie naïve (solutions techno pour une élite). C’est un optimisme critique et constructif, qui commence dans les communautés, apprend par l’expérience, échoue et s’ajuste — tout en nourrissant l’imagination, notre ressource la plus précieuse.
En ce sens, le solarpunk est plus un manuel de survie qu’un sous-genre littéraire — même si cela peut paraître ennuyeux à ceux qui préfèrent les explosions interplanétaires et les armes de distruction massive.
Je pense que c’est exactement ce dont nous avons besoin pour négocier le virage serré du XXIe siècle — et aider les trois milliards de personnes hors Occident à ne pas croire que le capitalisme tardif et la consommation résoudront leurs problèmes. L’Occident a convaincu le reste du monde qu’il vivait dans la misère — ce qui est profondément faux. Il n’existe pas un seul chemin vers le progrès, pas plus qu’un seul futur. Et lorsque les « marges » — si l’on considère encore le monde arabe, indien, sud-américain et chinois comme des marges — comprendront qu’elles n’ont pas besoin du centre, les futurs se multiplieront.
Pouvez-vous nous parler de l’édition SF/F actuelle en Italie ?
Je ne peux parler que de la fiction, et franchement, le tableau n’est pas très réjouissant. Les grands éditeurs se concentrent presque exclusivement sur les livres commerciaux et explorent rarement de nouveaux terrains — ils exploitent les genres (dystopies, YA, post-apo, romantasy) jusqu’à épuisement, puis passent à la vague suivante.
Les œuvres les plus intéressantes viennent des petits éditeurs indépendants. Ils publient souvent des livres novateurs et bien écrits, mais manquent de visibilité et de moyens pour dépasser un lectorat de niche. Malgré tout, le public se diversifie et grandit lentement.
L’Italie souffre d’un retard culturel et technologique qui ne cesse de s’aggraver. Je dis souvent que les Italiens regardent vers l’avenir avec l’arrière de la tête. C’est pourquoi je continue de porter le drapeau de la science-fiction — même si le vent est contraire.
Aujourd’hui, la SF en Italie est une forme de résistance — contre le présent, et surtout contre le passé. J’aimerais qu’il y ait plus de dialogue entre passé, présent et futur, mais la myopie envers le présent et la peur de l’avenir font que le passé domine. Résultat : on reste ignorants — au sens propre : sans savoir ce qui se passe ailleurs ni comment se préparer à ce qui vient.
Il y a pourtant une nouvelle génération de lecteurs et d’auteurs. Un regain d’intérêt pour le genre émerge, notamment avec le changement climatique et l’IA. Ce sont eux qui me donnent envie de continuer à publier via Future Fiction — pour prouver qu’il existe autre chose que ce qu’on trouve dans les rayons des grandes chaînes. Il suffit de venir nous chercher en salon ou à une convention. Nous avons choisi l’indépendance, ce qui signifie moins de visibilité — mais aussi plus de proximité avec nos lecteurs.
Quelques mots sur le projet Future Fiction ? Comment est-il né ?
Tout a commencé il y a 15 ans. En tant que lecteur, j’en avais assez de voir toujours le même type de livre en rayon SF — presque toujours écrit par un auteur blanc, de classe moyenne, anglophone (souvent chrétien, hétérosexuel, américain ou britannique). Il manquait un monde entier — une biodiversité narrative absente dans un genre censé explorer « l’autre« .
Future Fiction s’est développé au fil des ans davantage comme une maison d’édition indépendante (officiellement, une association culturelle à but non lucratif) que comme une entreprise commerciale. Aujourd’hui, grâce à une équipe de traducteurs, nous avons publié plus de 200 nouvelles, 80 livres en italien, une vingtaine en anglais ou bilingue, 16 BD et 70 livres audio avec Audible. Notre mission : collecter et promouvoir les « voix absentes » de la science-fiction mondiale.
Certains appellent cela une quête de diversité — mais je demande : différente de quoi ? Qui fixe la norme de la diversité ? On retombe sur le privilège anglophone. Je préfère donc parler d’un Senso del Vagamondare : l’acte d’errer dans le monde à la recherche d’innovations autochtones et de futurs négligés — écrits dans d’autres langues que l’anglais.
Tout comme le Svalbard conserve la biodiversité végétale face aux catastrophes environnementales, nous récupérons des récits menacés de catastrophe culturelle. À quoi ressemblerait le futur s’il n’était raconté que par une seule voix ? Une seule religion, une seule économie, une seule manière de vivre ?
Le futur doit être imaginé, géré et raconté au pluriel.
Avec patience, et l’aide de Francesco Mantovani, Vito Buda, Alda Teodorani, de ma femme Elena Volkova — et de bien d’autres depuis — j’ai fondé Future Fiction.
Un dernier mot pour les lecteurs français ?
Être publié en France est un rêve qui se réalise. J’ai essayé plusieurs fois, contacté de nombreux éditeurs au fil des ans, alors je suis ravi de la sortie de Les Itinérants. C’est important pour moi, car mon travail cherche à mettre en lumière des voix européennes importantes en science-fiction, souvent invisibilisées par l’hégémonie culturelle de l’anglais — qui marginalise ceux qui n’écrivent pas dans cette langue. Je fais partie de ces voix.
J’ai gagné de nombreux prix italiens et européens, et pourtant il a fallu des années avant qu’un de mes romans soit publié à l’étranger. J’espère que les lecteurs français comprendront que la science-fiction existe partout — même de l’autre côté des Alpes ! Dans un pays voisin comme l’Italie, pas seulement aux États-Unis ou au Royaume-Uni.
Nous partageons un passé commun ; ma mission est de prouver que nous pouvons aussi partager un futur commun à travers la science-fiction.
Si vous avez aimé Les Itinérants, il y a encore beaucoup à découvrir — de ma part (notamment le second tome de la série), mais aussi d’autres auteurs italiens encore trop peu traduits : Clelia Farris, Alessandro Vietti, Andrea Viscusi, Linda De Santi, Nicoletta Vallorani, pour n’en citer que quelques-uns.
